J’aurai aimé être un homme heureux. Je crois. Mais même ce regret, j’avoue que je ne suis en vérité pas tout à fait convaincu de sa sincérité. Peut-être est-ce à cause de mon manque d’assurance ? Je ne suis sûr de rien. Mais je crois que j’aurai aimé être un homme heureux.
Jusqu’à peu, j’achetais régulièrement la presse quotidienne le matin. D’autant plus que cet acte nourrissait l’un de ces petits mystères que la vie affectionne tant. Le buraliste du relai presse de ma gare changeait régulièrement, et je me surprenais parfois à me demander d’où pouvait provenir ce flux interrompu de nouveaux employés, et pourquoi ils ne semblaient jamais rester plus de quelques semaines. Bien entendu, je ne savais à qui poser cette question, ni ne l’aurait fait de toute façon, même si j’en avais eu l’opportunité ou l’audace. Je me contentais de prendre un journal – jamais le même – et de régler en petite monnaie la somme que l’inconnu me réclamait.
Dans ces journaux, il y avait régulièrement en une le nom de personnalités que je ne connaissais pas, qui s’exprimait sur des problèmes qui ne me concernaient pas, ou qui avaient réalisé (ou commis) telles ou telles actions en des lieux et des circonstances sans commune mesure avec ma condition. C’était comme de lire une œuvre de fiction tellement fantasque que l’on ne pouvait en comprendre l’intrigue tant les enjeux étaient abscons. J’essayais de suivre, de m’intéresser à ces vastes sujets, en vain. Mon regard finissait par se perdre dans le vague, et je refermais le journal convaincu qu’il était inutile d’en acheter un autre le lendemain. Ce qui ne m’empêchait pas le lendemain d’en acheter un autre.
Je ne suis pas fait pour ce monde. Il m’avait fallu du temps pour formuler cette intime conviction, non pas comme une forme de rébellion, mais bel et bien comme la conclusion d’un ensemble de faits et de phénomènes concordants. « Comme je vous comprends ! » me disait-on parfois, façon de me dire poliment que l’on ne me comprenait pas, voir, selon le niveau de condescendance dans le ton employé, que ce que l’on avait compris c’est que j’étais surtout un peu niais, « inadapté », comme ils disent.
C’est étrange. Pour moi, ils n’ont pour eux que la chance de parfaitement correspondre à la forme de l’air du temps. Pour la plupart, ils n’ont eu à faire aucun effort pour prendre place dans cette immense mécanique qu’est devenu le monde. Et lorsqu’ils la remettent en cause, cette machine, ce n’est que pour en déplorer la marge, ou la remplacer par une autre, dont ils pourraient tirer un plus grand profit. Mais moi, je ne suis pas fait de la même matière. Ils sont imperméables à ce qui me traverse, et aveugles à ce que je vois.
Ce n’est pas tout à fait cette cause qui creuse mon regret. Je me satisfais très bien d’être étranger à ce monde, comme pourrait l’être un être humain en visite sur une autre planète. Le préjudice subi n’en est un que selon leurs critères de valeurs. Être discriminé du marché du travail, cela m’allait très bien, tant le travail est une abomination. J’avais cette sensation d’avoir été laissé sur le banc de touche, et au lieu de la honte qui aurait dû m’affliger, j’en éprouvai un plaisir enfantin.
Non, cela me va très bien. Mais j’aurai aimé être un homme heureux, ce qui signifie que je ne le suis pas. C’est quelque chose de nouveau pour moi, ce manque, et le regret que j’en conçois. Que pouvait-il bien dire ce regret ? Et être heureux, n’est-ce pas ce que je fus toutes ces années ? Je n’étais pas malheureux, cela je le savais bien. Alors qu’avais-je été tout ce temps ?
J’ai arrêté d’acheter la presse quotidienne. Ce monde n’est pas pour moi. Et si ce qui le compose m’échappait pour l’essentiel, je sais qu’il n’y a rien dedans à même de m’aider à trouver la joie. C’est ailleurs que je dois chercher. Mais par où commencer ?
Recent Comments